J'avais acheté, il y a de cela plusieurs mois déjà..., un petit ouvrage de la collection "Repères" (Ed. La Découverte) qui avait pour titre Sociologie de l'argent. Les auteurs sont Damien de Blic et Jeanne Lazarus.
J'ai commencé à le lire, lentement, parce qu'il faut que je m'accroche pour bien comprendre, n'ayant jamais reçu de formation d'économie.
Je trouve l'ouvrage clair, bien organisé.
Il y a un véritable souci d'objectivité qui est le bienvenu dans ce genre de travaux*.
Le premier chapitre s'attarde sur la condamnation morale de l'argent. On y (re)découvre que certains topoï ne datent pas d'aujourd'hui et qu'au contraire, ils trouvent leurs racines dans la pensée aristotélicienne, les écrits évangéliques et plus largement bibliques (qui dénoncent l'insatiable cupidité) et il faut reconnaître que l'Eglise catholique a longtemps perpétuer cette "tradition"**.
Certains discours aujourd'hui reprennent même les mots utilisés en leur temps par les contempteurs de l'argent-roi : "argent Dieu", "argent comme valeur suprême"...
J'ai même appris que De Gaulle avait affirmé : "Mon seul adversaire, celui de la France, n'a aucunement cessé d'être l'argent".
Une petite fiche explique les différents rapports des trois religions du Livre avec l'argent : si pour les Chrétiens, la richesse est vue comme un insulte face aux pauvres, celle-ci est valorisée par le judaïsme, même si l'idolâtrie est dénoncée (exemple de l'épisode du veau d'or). L'islam accorde une large place au marchand ("Un dirham qui vient du commerce vaut mieux que dix dirhams gagnés autrement.") mais condamne la thésaurisation et les pratiques frauduleuses qui permettent de s'enrichir (de même que les jeux de hasard). Ainsi, l'islam prône une attitude généreuse, modérée, dénonce l'avarice et la prodigalité.
L'ouvrage s'intéresse aussi dans ce chapitre au passage, lors du scandale du Panama (1889) du spéculateur au "bon père de famille" auquel on conseillera de placer de l'argent en Bourse sur des actions qui varient peu, stables et que l'on gardera plusieurs années. Commence à cette époque, ce que l'on appelle la "moralisation" de l'argent : l'épargne devient un moyen de résoudre la tension entre la démocratisation de l'accès à la Bourse et les condamnations morales que de nombreuses personnes gardent encore à l'esprit.
Le deuxième chapitre s'intitule "L'argent, une institution sociale" et cite, en ouverture, John Stuart Mill qui conçoit l'argent comme "neutre", comme le "voile" qui recouvre l'économie réelle.
Or, plusieurs sociologues ont combattu cette idée. Pour Simiand, la monnaie n'a pas été choisie uniquement grâce à sa maniabilité. Il affirme qu'au contraire, plusieurs facteurs entrent en jeu, en particulier le facteur symbolique.
Keynes, à la même époque, s'intéresse aux motifs de détention et de demande de monnaie (spéculation...) et en conclue que la dimension temporelle jouer un rôle évident : avoir en sa possession de l'argent, de la monnaie, apaise l'inquiétude que l'on peut avoir quant à l'avenir.
C'est pourquoi l'argent est une question de confiance***, confiance qui peut être ébranlée, comme par exemple ce fut le cas le 15 août 1971, lorsque Nixon a déclaré que le dollar n'était plus convertible en or. Toutefois, on se rend compte que le dollar est une monnaie qui a toujours un poids aujourd'hui et c'est bien la preuve qu'il s'agit d'une institution sociale. On parle de l'argent comme d'un "signe pur" ou encore de "monnaie autoréférentielle" : la confiance que l'on a en elle dépend de celle que l'on a dans l'autorité qui l'émet, c'est-à-dire l'autorité politique qui joue un rôle de garant.
L'Etat cherche à stabiliser le la valeur de l'argent dans le temps en conservant le monopole de sa création. La souveraineté monétaire est clairement, donc, un élément de la souveraineté nationale, comme en témoignent le nom, la forme... d'une monnaie qui dépendent fortement d'une idéologie politique.
Le troisième chapitre a pour titre "L'argent dans les sociétés modernes : pertes et profits".
Il s'agit de montrer que l'argent, dans les sociétés modernes (par opposition aux sociétés primitives****) jouent plusieurs rôles (sociaux, économiques...).
Selon Simmel, en 1900, la modernisation de la société occidentale se lit à travers le processus d'abstraction progressive de l'argent : en quittant son statut d'"argent-substance", il devient "argent-signe" et semble "épouser" les différentes qualités des produits, des objets qu'il permet d'acquérir. C'est, dès lors, une valeur, l'"objet universel du désir" (Clam, 2004), une "fin absolue" (Simmel, 1900).
Marx explique que si l'argent devient le principal dieu des temps modernes, c'est parce qu'il permet de tout acheter, de tout s'approprier et c'est pourquoi c'est une source de désir insatiable. En effet, pour lui, la société capitaliste a pour principes l'égoïsme et le "besoin pratique". Or, l'argent, précisément, répond à ces principes et donc est une source d'aliénation (= "la domination complète de la chose rendue étrangère sur l'homme").
Dans ce chapitre, les auteurs, dans la lignée de Simmel, évoquent également les pathologies liées à l'argent. On retrouve les types de l'avare, le prodigue, le cynique et le blasé. Les deux premiers placent l'argent au-dessus de tout. Les seconds, plus "modernes", ne distinguent plus de différence de valeur : puisque l'argent permet de tout se procurer, alors les valeurs anciennes n'ont plus à être respectées. Ainsi, si le cynique les reconnaît implicitement en essayant de les détruire, le blasé, lui, est incapable de les reconnaître. Aussi l'argent crée-t-il une ambivalence : il est à la fois mouvement de libération et de réification des relations sociales.
Parsons, en 1967, définit quatre libertés dont l'argent est la source : son possesseur peut acheter ce qu'il veut, de qui il veut, quand il veut et dans des conditions qu'il peut accepter ou refuse. D'autre part, l'argent crée une forme d'égalité (paradoxalement) entre les individus : une fois que l'objet est payé, les deux parties sont quittes. L'argent permet aussi "le divorce de l'être et de l'avoir" (Simmel). D'autre part, l'argent instaure un tiers entre l'acheteur et le vendeur, par exemple, lors d'une séance de psychanalyse (cf. Freud) où le fait de payer rend l' "acheteur" moins dépendant de son thérapeute.
Néanmoins, l'argent ouvre aussi la voie à de nouvelles formes de domination.
Selon Marx, le capitalisme cherche à accumuler et à accroître l'argent alors qu'auparavant, l'objectif était de faire circuler des biens, d'échanger. "La capital industriel est aussi de l'argent qui se transforme en plus d'argent" (Das Kapital, Marx).
Finalement, l'argent crée une "liberté sans objet". L'homme est en effet incapable de donner un sens à cette liberté et donc le but de toutes ses activités devient finalement l'argent. Or, lorsqu'il se retrouve riche et libre, il ne sait que faire et donc s'ennuie, s'inquiète. Paradoxalement, l'argent unit les hommes parce qu'il les sépare les uns des autres et les relations deviennent impersonnelles et instrumentales : "l'un offre ses services, l'autre paie et, dans la mesure où chacun n'est qu'un moyen pour l'autre, tous sont substituables" (F. Vandenberghe). Plusieurs travaux d'anthropologie l'ont bien montré.
Petit à petit, "les biens s'homogénéisent et perdent de leurs valeurs symboliques et sociales" affirment les deux auteurs en citant les exemples de la prostitution (marchandisation du sexe), de la vente d'organes, des services à la personne...
En conclusion de ces trois chapitres :
il existait deux discours sur l'argent : celui de la condamnation morale qui s'actualise avec Marx au XIXe et celui des économistes qui persistent à dire que l'argent n'est qu'un voile. Les premiers sociologues de l'argent se sont appuyés sur le premier discours pour critiquer le second et ainsi ont montré que l'argent n'est pas neutre du tout. Il est à la source du comportement du plus grand nombre et donc touche nécessairement aux rapports sociaux, les modifie. De moyen, l'argent est passé à finalité, ce qui est une spécificité des sociétés modernes.
Dès que j'ai fini l'ouvrage, je poursuivrai mon résumé. Je trouve que ces informations éclairent bien notre monde, permettent une lecture à la fois sociologique et économique de notre rapport à l'argent. C'est enrichissant.
* J'ai lu, cet été, L'Economisme triomphant d'Albert Jacquard et je dois dire qu'il s'agissait d'un livre très intéressant, instructif mais clairement partisan!
** Jusqu'au même récent discours du Pape Benoït XVI à Paris.
*** Les auteurs rappellent l'origine étymologique de "fiduciaire" : il s'agit du mot latin fides qui signifie "foi", "confiance".
**** Dans les sociétés primitives, l'argent sert essentiellement à payer et non à échanger : on donne de l'argent à des fins sociales, lorsqu'il y a, par exemple, meurtre ou mariage. En effet, la société étant fragilisée par le départ de l'un des siens, symboliquement, elle doit être "retotalisée" par de l'argent ou des biens qui serviront de compensation.